ERREUR DE CASTING

 

"Il y a une boum à la Cafèt ce soir, vous y viendrez ? " lui demanda Jacques abruptement. Enfin, il se décidait. Cela faisait des jours qu’ils échangeaient des banalités si feutrées qu’elle se demandait s’il finirait par en dire plus. "Peut-être, si j’ai fini mon boulot" hasarda-t-elle. Il s’indigna "vous n’allez pas travailler ce soir, on est à une semaine des examens, laissez-vous vivre un peu. Allez, venez, faites moi plaisir ! "

 

Le cœur d’Alice battait la chamade. Qu’il était gentil, et beau aussi, et prévenant. Oui, elle irait, concéda-t-elle. Pierre, de loin, grommela que ça y était, ce sacré Jacques avait fini par la dégeler la petite nouvelle, elle fondait à vue d’œil, elle était fin prête à emballer. Et lui, Pierre, était en passe de perdre le pari qu’il avait imprudemment engagé dont Alice était l’enjeu. Peut-être qu’il y avait été trop fort, trop direct, c’était bien fait pour lui, Il n’était pas le genre à plaire à cette fille-là avait énoncé Jacques sentencieusement. Là il fallait la manière douce, respectueuse, pleine d’égards, le vouvoiement. Ça, évidemment, ce n’était pas son fort, à lui, Pierre, il préférait le tutoiement, la manière directe, les résultats au moins étaient du même acabit, on savait où on allait. Eh bien, conclut-il avait philosophie, peut-être Jacques arriverait à ses fins, mais à vrai dire il en doutait fort. Elle était sûrement pucelle, et devait tenir à le rester. Très peu pour lui….

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Tiens, pensa Alice en se coulant dans la queue, il y a plein de nouveaux. C'était la rentrée d'automne, et elle n’aurait pas aimé être à leur place ! Elle se souvenait avec attendrissement de sa panique du premier jour. C’était bien loin tout cela, elle se sentait confortablement installée dans sa vie d’étudiante. Cette rentrée d’automne s’annonçait bien, elle avait réussi l’examen de première année malgré son arrivée tardive. Elle avait commencé les cours à l’Institut de sociologie le matin même. Passionnant, cela allait être passionnant.

 

Mais où donc était Jacques ? Il avait promis dans sa dernière lettre qu’ils se retrouveraient ce jour-ci au restau-U à midi. C’est vrai que le lettre était déjà ancienne, elle datait de combien … au moins un mois. Alors qu’au début des vacances il écrivait presque toutes les semaines. A vrai dire, des lettres un peu creuses, un peu décevantes, comme l’avait été d’ailleurs leur brève amourette les derniers jours avant les vacances. Après le trouble délicieux des premiers slows, le soir de la sauterie, il l’avait emmenée faire un tour dehors. Bien sûr, il l’avait serrée contre lui sur un banc des bords du fleuve, ils avaient regardé couler l’eau dans l’ombre claire de la nuit dans un silencieux ravissement, leurs doigts entrelacés…. Mais à peu de choses près, il ne s’était rien passé de plus à part quelques baisers hâtifs et maladroits. Ce n’était pas exactement cela qu’elle attendait en silence, elle rêvait d’un vécu plus fort, plus passionné, plus prenant. Or leurs conversations languissaient de même, vite éteintes, sans relief. Ce qu’elle avait mis d’abord sur le compte de la timidité commençait à lui apparaître comme un trait de caractère, elle soupçonnait parfois que s’il se taisait, c’est qu’il n’avait pas grand chose à dire. Et, après un tendre et chaste baiser d’adieu sur le quai de la gare au moment du départ en vacances, leur correspondance avait été à cette image, chaste et tendre, et assez ennuyeuse pour tout dire, avant de s’éteindre tout-à-fait. N’empêche qu’elle était impatiente de le revoir, elle attendait ce moment depuis longtemps, se disant qu’avec le temps, leur amour allait sûrement devenir plus bouleversant, plus passionné.

 

Tiens, c’était Pierre qui était au contrôle. Dès qu’il la vit, il fit de joyeux moulinets avec les bras. Elle était étonnée d’être si contente de le revoir, elle n’avait pas pensé à lui de tout l’été, et voilà que ce geste lui amenait au cœur une brusque chaleur. Au moins lui, c’était un vrai copain. Elle lui sourit en retour, un éclair de joie dans ses yeux bleus.

 

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Un rideau de larmes lui brouillait la vue. Quel salaud, quel lamentable salaud, ce Jacques. Elle pleurait silencieusement, de rage beaucoup plus que de tristesse. Elle s’était fait berner comme une gamine. Il était venu finalement avec trois jours de retard sur la date annoncée, comme si de rien n’était, avec sa figure d’ange, le sourire, les yeux, la tendresse, et elle avait fondu, ravalé ses questions, ouvert les bras. Il avait joué cette comédie encore trois grands jours, avant de lui dire ; l’air emprunté, qu’il était désolé, mais que, pendant les vacances il avait rencontré une fille qui…, une fille que…, ce n’était pas qu’elle soit mieux qu’elle, non, non, qu’elle n’aille surtout pas croire cela, simplement c’était différent, oui voilà, différent.. Elle comprenait, n’est-ce pas et ne lui en voulait pas ? "Non, non" avait elle dit bravement, beaucoup trop vite, et était partie abruptement pour que n’explose pas le typhon qu’elle sentait monter en elle. C’était pire que tout, cette angoisse-là, elle la connaissait bien. C’était d’une énorme violence, ça lui battait aux tempes, lui vrillait les nerfs, et il lui fallait une grande force pour n’en rien montrer, enkyster l'ouragan, l’enchâsser dans une chape de glace qui lui déchirait la poitrine. Elle avait alors la brève vision d’un bloc de plexiglas contenant une lame de rasoir qui, sans cette enveloppe protectrice, serait meurtrière. Cette fois encore, elle avait réussi à garder le contrôle, rien ne s’était vu de sa tempête. Elle s’était levée d’un bloc et avait quitté la salle, sans un mot.

 

Et là, sur le trottoir, elle tremblait de tous ses membres, sourde et aveugle à ce qui l’entourait, préoccupée seulement de respirer, retrouver déjà son souffle. Ca y était, le calme revenait. Pourquoi se mettait-elle dans un état pareil pour un type aussi quelconque ? Il aurait été si simple de lui dire bien en face que le procédé était indélicat, que la manière laissait à désirer. Elle entrevit brièvement que si elle avait su faire cela, elle n’aurait nul besoin de plexiglas et ne sombrerait plus dans des colères meurtrières parce que refoulées. Mais cette pensée fut trop fugitive pour ne pas être repoussée aussitôt.

 

Cela faisait un moment que Pierre l’observait. Il avait terminé son service de contrôle des tickets, avait mangé, et sortait du restau-U quand il l’avait aperçue de dos, appuyée contre le mur, secouée de sanglots. Elle pleurait, manifestement, et il était partagé entre l’envie de se précipiter vers elle pour la consoler, et la conscience aigüe qu’il commettrait ainsi une impardonnable maladresse. Il se souvint furtivement de la nuque entrevue le premier jour, le petit friselis de cheveux fous, et toute cette fragilité, ce côté petite fille sans défense qu’elle cachait si soigneusement. Une énorme bouffée de tendresse l’envahit. Il n’allait pas la laisser comme cela, il trouverait bien le moyen de l’apprivoiser, il avait tant de choses à lui donner.

 

Elle s’était redressée, respirait enfin à un rythme normal, sentait s’éloigner l’orage. Qu’est-ce qu’elle faisait là, à se donner en spectacle sur ce trottoir ? Heureusement, personne ne l’avait vue. Elle allait prendre un café au bistrot en face, elle n’avait que la rue à traverser. Elle espérait que son menton s’arrêterait de trembler, elle aurait tout donné pour une main autour de la sienne, rassurante, chaleureuse. Mais qui au monde se souciait de la consoler elle, la forte, solide et froide Alice ?

 

Une voix à côté d’elle la fit sursauter. "Tiens, te voilà, toi ? Tu viens avec moi prendre un café ? " Un grand corps marchait à côté d’elle, la voix était chaude, familière, un peu gouailleuse. Il la regardait à peine, avait juste effleuré son coude pour la faire traverser, et l’avait précédée dans le bistrot. Il n’a rien remarqué, pensa-t-elle, soulagée. S’il lui laissait encore le silence pour les deux minutes nécessaires à la reprise de son calme, elle pourrait parler normalement.

 

Il les lui laissa, espérant qu’une fois dans la pénombre du café, elle s’apaiserait. C’était sûrement ce salaud de Jacques qui l’avait mise dans cet état. Quel âne bâté que celui-là, sous son apparente civilité, il était capable des pires duretés. Il aurait pourtant dû voir qu’elle était fragile sous ses airs de grande fille ! Lui, Pierre, n’avait pas mis longtemps à comprendre cela, la nuque, les frisettes, ça disait tout, quand on savait regarder.

 

Il ne la regardait pas, ou si peu, s’agitait, commandait les cafés, houspillait la serveuse, faisait du bruit, remuait de l’air. Elle lui en était reconnaissante. Elle avait retrouvé son assise maintenant. Il se mit à parler, beaucoup, longtemps, simplement de lui, de ses études, de son enfance, de ses projets, de ses rêves. Et tout cela avec tant de tendre humour qu’une heure plus tard, elle eut son premier sourire.