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le roman d'Alice
28 avril 2014

le restau-U

A L I C E

Il était assis sur la table et balançait négligemment les jambes. Il parlait aux uns et aux autres tout en ramassant les tickets-repas au fur et à mesure que la foule passait devant lui. Il riait souvent aussi. De loin, elle n’entendait rien, il y avait une telle cohue que les bruits étaient comme avalés dans le brouhaha. Elle le voyait au loin là-bas, très loin, parfaitement à l’aise dans ce cadre insolite. Ainsi, c’était donc cela, non nouvel univers, présentement le restaurant universitaire, le Restau-U comme disaient familièrement les habitués. Au fait, quel genre de menu trouvait-on tout là bas au bout ? C’était sûrement un libre-service, à voir la lenteur avec laquelle la file d’attente s’éclusait au portillon, là où justement il y avait ce type. Tiens, il était barbu, elle le distinguait mieux maintenant, commençait aussi à percevoir sa voix, une voix très basse, très chaude aussi se surprit-elle à penser. Puis elle replongea dans ses pensées. Elle savait que la façade tenait bon, donnant juste l’image qu’il fallait, d’assurance et de confiance en elle, avec le côté “ comme il faut ” aussi, destiné à écarter les demandes trop pressantes qui l’angoissaient tant. Elle était grande, très longue et étroite de buste, large par contre de hanches, l’ossature ferme, voire massive, mais la taille fine et le cou élancé. Pour ce premier jour, elle avait choisi une de ses robes préférées, rayée bleu et blanc, avec un corsage ajusté, un petit col rond bien sage, mais aussi des volants virevoltants, pas si sages que cela. Ce mélange de rigueur et d’exubérance correspondait à ce qu’elle était en fait, mais elle aurait été bien surprise si quelqu’un le lui avait dit, surtout en ce moment où l’angoisse l’étreignait devant tant d’inconnu et où, comme jamais, elle se sentait seule, toute seule. Pourtant, c’est ce qu’elle avait voulu, faire ces études là, et avec des options n’existant que dans cette ville-là, très loin de chez elle. Sa famille avait fait grise mine à ce projet, "vous pensez, sociologie, je vous demande un peu, qu'en fera-t-elle plus tard ?"  Elle s'était renseignée elle-même, et était venu voir le directeur de l’institut en plein milieu de l’année scolaire, pour obtenir la dérogation nécessaire à l’entrée en cours d’année. Devant tant de ténacité, les obstacles s’étaient levés et ses parents s’étaient inclinés, elle avait obtenu d’entrer en Faculté à Pâques. Eh bien, on y était, à ce jour tant attendu, et elle se sentait perdue comme une enfant à sa première rentrée scolaire, dans cette foule bruyante, colorée, houle de mouvements, de conversations, d’échanges. Tout le monde semblait se connaître. Une bourrade dans le dos la fit trébucher une fois de plus, elle n’osa pas se retourner.

C’est à ce moment-là qu’elle le vit de nouveau, tout proche cette fois. Il était incroyablement chevelu et barbu, et surtout incroyablement vivant, le visage perpétuellement en mouvement, les yeux rieurs, les traits extrêmement expressifs, la voix forte, gouailleuse. Elle eut un mouvement de recul, elle n’aimait pas ce côté tonitruant, elle préférait les gens pondérés, attentifs. Et en plus il la détaillait maintenant avec insistance, un éclair intéressé dans le regard. Et sans détourner les yeux un instant, même quand elle baissa les siens. Il la regardait intensément, avec un aplomb insolent. Oui, c’était cela, ce type était insolent dans toute sa manière d’être, insolemment vivant, insolemment présent, insolemment pressant. Elle décida de l’ignorer, ne put cependant s’empêcher de tressaillir quand il lui dit un “ bonjour ” appuyé en lui prenant le ticket qu’elle serrait dans sa main. Elle était même certaine qu’il lui avait caressé ses doigts au passage. Elle évita son regard et c’est de tout le corps qu’elle se détourna et entra résolument dans la salle du restau-U.

 Pierre la suivit du regard. “tiens, une nouvelle”. C’était inattendu à cette période de l’année. Il faudrait qu’il voie cela de plus près. Il sortait tout juste d’une relation ma foi agréable avec une Allemande en stage de français qui était repartie chez elle en promettant de revenir bientôt. Et en attendant, eh bien, il avait bien l’intention de s’amuser. Il n’aimait pas trop le côté "bon chic bon genre" que se donnait la nouvelle, mais il saurait bien s’y prendre, pour ce qui est du baratin, il en connaissait un rayon. Il jeta un dernier regard vers l’intérieur de la salle, reçut en un éclair la vision de la nuque d’Alice où moussaient de petits cheveux fous échappés du strict chignon blond. La vision était attendrissante, avec quelque chose de fragile, de vulnérable, mais de très vivant aussi, bien davantage que ce visage un peu sévère. Il la regarda encore un peu, haussa imperceptiblement les épaules puis l’oublia très vite.

 Enfin, elle était à l’intérieur de cette immensité de salle où au moins on ne la bousculait plus. Le bruit était infernal de conversations entrecroisées et du raclement des plateaux de métal sur le formica. Il fallait quasiment hurler si l’on voulait se faire entendre. Pour elle, la situation avait au moins cela de bon, c’est qu’il n’y avait personne de qui se faire entendre. Elle trouva une place au fond de la salle, et mangea en silence, dans l’indifférence générale. Elle aurait été bien incapable de dire ce qu’il y avait dans son assiette. Droite, calme, apparemment paisible, elle évitait de regarder ceux qui l’entouraient. Elle avait de très beaux yeux bleus et tant d’appréhension dans le regard.

*************************

 "Alice, qu’est-ce qu’on mange aujourd’hui comme légumes ? " lui demandait, plutôt lui hurlait Maryse. "des frites, bien sûr, on est mercredi" cria-t-elle en retour. Maryse était sa compagne de chambre, Alice avait même vite appris qu’on disait plutôt "co-thurne". Elles s’entendaient bien ma foi, sans démonstrations exubérantes, en bonne intelligence. Maryse l’avait dès le premier soir prise sous son aile, elle était là depuis l’automne précédent, avait ses coins, ses habitudes, connaissait les trucs indispensables, les heures les moins encombrées au restau-U, aux douches, la façon d’amadouer le concierge du foyer pour obtenir son courrier plus vite, où téléphoner, les filles sympa et celles à éviter. Cela faisait maintenant trois semaines qu’Alice était là. La queue aujourd’hui bouchonnait désagréablement, malgré l’heure tardive. Tant pis, elle en profitait pour regarder si elle ne connaissait personne. Grâce à Maryse en effet émergeaient du flot quelques têtes familières. Le grand moustachu là-bas qui la saluait d’un signe, et son inséparable copain Robert. Tiens, le contrôleur des tickets c’était de nouveau Pierre, le barbu du premier jour. Il lui fit un petit signe. Finalement, il était plus sympa que prévu, même si elle avait encore un peu peur de ce côté décidément ruffian qu’il cultivait volontiers. C’était un fieffé coureur l’avaient avertie les copines ; on s’en serait douté, il ne ratait pas une occasion de se placer auprès des filles. Mais bon, si on passait outre cela, il se montrait plutôt bon copain, serviable en diable, et avec quelque chose de protecteur qui plaisait bien à Alice. Il l’avait pris sous son aile de nombreuses fois, en douce, sans avoir l’aire d’y toucher, quand d’autres l’interpellaient trop agressivement, la traitaient de provinciale ou la draguaient de façon trop insistante. Plusieurs fois ils avaient mangé à la même table avec son copain Jacques. Ah, celui-là ! ce n’était pas le même genre du tout, plutôt silencieux, calme, avec de temps à autres un sourire charmant, et des yeux, ah, ces yeux, d’une douceur apaisante. Si seulement il voulait bien parler davantage et s’adresser directement à elle. On aurait dit qu’elle l’intimidait….

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  • L'entrée d'une jeune fille à l'université, sa découverte de l'amour, puis ses déchirements, ses doutes, jusqu'à ce qu'elle fugue brutalement, vers la quarantaine, et vive en Amazonie une aventure ébouriffante.
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